Un Continuum de Temps et d’Espace : Conception Communautaire des Systèmes de Collecte des Eaux de Ruissellement à Chenini, Tataouine

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Puiser dans la sagesse ancienne pour une durabilité moderne : L'histoire de Chenini Au cœur du sud de la Tunisie se trouve Chenini, un village qui témoigne de l'ingéniosité et de la résilience humaines face à des climats difficiles. Cette région, connue pour ses paysages arides et ses ressources en eau limitées, abrite depuis des siècles un remarquable système de collecte des eaux appelé "Jessour". Ces systèmes anciens, construits uniquement à partir de matériaux locaux et de savoir-faire traditionnel, ont non seulement permis aux communautés de prospérer dans des conditions désertiques mais ont aussi préservé l'équilibre écologique délicat de la région. Alors que les défis modernes tels que le changement climatique et l'urbanisation s'intensifient, la sagesse inscrite dans les pratiques de collecte des eaux de Chenini offre des leçons inestimables pour un mode de vie durable. Cet article est une traduction d'un article en anglais publié sur https://www.ajlajournal.org/.

RÉSUMÉ EN FRANÇAIS
La réalité urbaine du sud de la Tunisie, particulièrement le village de Chenini, Tataouine et son homologue moderne, “Nouvelle Chenini”, est celle qui montre un contraste marqué entre le traditionnel et le moderne, mais à un niveau plus profond entre “la pensée du paysage” et “la réflexion sur le paysage selon Augustin Berque. Cependant, l’objectif principal de cet article est de transcender cette dichotomie. Il vise à le faire en examinant le système de collecte des eaux de ruissellement “Jessour” à Chenini, Tataouine et ses environs. Cette étude de cas sert de modèle d’un système inclusif et intégré qui considère diverses influences politiques, différentes échelles physiques (allant de grandes à petites structures hydrauliques), et une base de connaissances diversifiée (englobant la connaissance indigène, traditionnelle, académique et experte). Importamment, il évite les représentations superficielles ou folkloriques, en soulignant le rôle central de la communauté tout au long du processus. Finalement, cette étude de cas aboutit à une discussion sur les avantages potentiels qu’elle détient pour le développement urbain futur dans le gouvernorat de Tataouine dans son ensemble.

Introduction
Le changement, un aspect intrinsèque de notre monde, opère dans des rythmes divers et complexes, remettant constamment en question notre compréhension. Ce phénomène en évolution transcende les frontières du temps et de l’espace, nous incitant à contempler notre connexion avec l’environnement naturel.

La redéfinition de cette relation devrait se faire de manière “rétrospective prospective” qui accumule et intègre collectivement le contexte social, culturel et économique de chaque communauté. Bien que plus difficile en pratique qu’en théorie, le sud de la Tunisie offre une étude de cas intrigante à travers ses pratiques de gestion de l’eau intégrées et participatives.

La gestion de l’eau a constamment joué un rôle fondamental dans le soutien des établissements urbains et ruraux, avec une importance magnifiée dans les terres arides. Malgré la pénurie d’eau inhérente, les habitants de telles zones ont collectivement observé, évalué et développé des systèmes pour faire face à un tel défi. Ces systèmes bien établis reflètent non seulement une compréhension profonde de l’environnement local mais exemplifient également une pensée de “paysage” mature et tacite, réconciliant les besoins de l’homme et ceux de la nature les amenant à coexister, bien que pas toujours harmonieusement. Cette relation avec la nature doit être comprise comme un dialogue évolutif et dynamique plutôt qu’un point fixe. Un qui reste susceptible à une myriade de perturbations naturelles et anthropogènes induites, comme cela sera élaboré dans cet article. Comprendre cette relation comme un continuum nous permet de tirer parti des connaissances passées et existantes et de les utiliser comme un stock pour “greffer” lors de la confrontation avec de nouveaux défis au système.

L’effet “continuum” est visuellement évident dans l’utilisation historique extensive des systèmes de collecte des eaux qui couvrent l’ensemble du territoire tunisien, englobant environ un million d’hectares. Des systèmes particulièrement prévalents dans l’étendue aride du sud de la Tunisie (Figure 1). Dans cette riche mosaïque, Tataouine, positionnée comme le gouvernorat tunisien le plus au sud et le plus grand, se dresse comme un véritable répertoire de systèmes Jessour (singulier : Jesr) et Tawabi (singulier : Tabia). Ces systèmes complexes couvrent approximativement 400 000 hectares de la chaîne de montagnes Matmata, qui traverse les gouvernorats du sud du nord-ouest au sud-est avec une altitude variant de 600 mètres dans le nord à des plateaux à sommet plat s’élevant à des hauteurs de 400 mètres dans les régions sud.

Les systèmes Jessour occupent des ravins et des thalwegs montagneux intermittents pour accumuler l’eau de ruissellement et les sédiments. Ils sont composés de digues en terre trapézoïdales de 2 à 5 m de haut (AR : Tabia), de 1 à 4 m de large, généralement renforcées avec des pierres locales, avec des déversoirs latéraux ou centraux (Menfes et Masraf respectivement). Au fur et à mesure que les sédiments s’accumulent derrière le Tabia, ils forment progressivement une terrasse, qui sert de zone de culture et de récepteur de l’eau de ruissellement de la zone d’impluvium ou de sous-bassin versant. La proportion de Tabia renforcée avec de la pierre dépend de facteurs tels que la pente du terrain, l’intensité du flux d’eau de ruissellement et la quantité de ressources en sol sur le site. Chahbani (1990) déclare qu’il pourrait être entièrement construit en pierre dans des vallées étroites et escarpées où la terre est priorisée comme un milieu agricole plutôt qu’un matériel de construction.

Le système de collecte des eaux utilise efficacement les précipitations annuelles limitées dans la région, en moyenne entre 150 et 200 mm, caractérisées par leur haute intensité et faible fréquence, et survenant le plus souvent pendant la saison hivernale. Cette efficacité est obtenue en ralentissant l’eau de ruissellement, résultant en des niveaux d’humidité du sol équivalents à des précipitations annuelles de 500 mm, près de 2,5 fois la quantité réelle. L’humidité améliorée, combinée à l’accumulation de sédiments, crée des conditions favorables pour diverses agricultures, y compris la culture de l’olivier, de l’amandier, du figuier et du palmier, ainsi que des légumineuses, du blé, de l’orge et de nombreuses plantes herbacées indigènes.

Limiter notre discussion à la description physique du système Jessour, comme présenté ci-dessus, le confinerait au statut d’un objet isolé, une critique souvent dirigée contre l’architecture contemporaine à la fois localement et globalement. Au contraire, ce qui suit fournira un contexte au système et à sa dimension relationnelle dans le village montagneux de Chenini et son homologue urbain plus récent “Nouvelle Chenini”, au sud-ouest de Tataouine, en examinant particulièrement le rôle de la communauté au sein de ce système et son interconnexion avec l’environnement bâti à travers différentes perspectives temporelles – le passé, le présent et le futur (Figure 2).

Concernant la planification et la gestion collectives, le système Jessour n’était pas différent, où il reposait fortement sur la cohésion sociale de la communauté et sa structure tribale.
Distinctement et intentionnellement à Chenini, les droits sur l’eau étaient séparés de la tenure foncière et de la propriété tandis que la terre était privée (Ar : Melk) et gérée par la famille élargie, les droits sur l’eau étaient régis par un ensemble de règles coutumières internes. Ces règles stipulaient qu’aucun propriétaire ne possédait l’autorité pour obstruer les déversoirs en amont, et toute modification des Jessour en amont nécessitait le consentement du propriétaire en aval. De même, la gestion des puits (Ar : Bir) adhérait au système Waqf où, indépendamment de la propriété, tous les habitants de l’établissement et leur bétail étaient autorisés à utiliser la ressource en eau.

La durabilité du système ne reposait pas uniquement sur une entreprise intellectuelle, s’appuyant uniquement sur les dépendances en amont et en aval, et le placement et le dimensionnement stratégiques des déversoirs. Elle nécessitait également des efforts de maintenance continus. Cela impliquait de labourer la terre avant la saison des pluies, pour assurer l’infiltration, mais aussi des tâches telles que : aborder les brèches causées par l’érosion ou l’activité des rongeurs, élever progressivement les tabias en raison du dépôt de sédiments et maintenir les barrages et les déversoirs.

Bien que les efforts de maintenance soient alignés sur le mode de vie agricole sédentaire des résidents berbères, il est important de noter que le territoire de Chenni n’était pas un espace clos. Son dynamisme peut être attribué à la présence de leurs cohabitants, les Arabes, qui pratiquaient la transhumance interterritoriale et s’engageaient ensemble dans le commerce caravanier transsaharien avec Ghadames, Libye. Cette mobilité, combinée à la compréhension implicite de l’environnement local, a conféré à Chenini la capacité d’adaptabilité et de résilience face à des conditions difficiles, en particulier pendant les périodes de diminution des précipitations et des rendements agricoles.

Le Déclin, les Défis et la Réinvention
Le changement étant une certitude, le paysage tunisien a rencontré divers défis nécessitant de nouvelles solutions. Une telle rencontre a eu lieu pendant la période de domination française de 1881 à 1956, lorsque des efforts ont été faits pour centraliser la gestion des terres et de l’eau. Ce mouvement était motivé par la poursuite de la modernisation, le désir de contrôle territorial et l’abolition de la gestion collective. Par la suite, dans les années 1970 et 1980, l’administration s’est concentrée sur la mise en œuvre de structures hydrauliques à grande échelle, y compris des barrages, comme moyen d’atteindre une plus grande stabilité et productivité en réponse à la croissance démographique et à la demande alimentaire.

Simultanément, les modèles de migration rurale ont conduit à l’abandon et à la détérioration de nombreux petits systèmes hydrauliques, une situation exacerbée par des événements d’inondations extrêmes en 1969, 1979 et 1990.
Chenini a ressenti les effets néfastes des facteurs mentionnés ci-dessus. au niveau du village, il est descendu de la montagne vers les contreforts. Cette transformation a été aidée par l’introduction de nouveaux matériaux de construction, principalement des briques et du béton armé, ainsi que par l’installation subséquente de systèmes d’électricité aérienne et d’approvisionnement en eau potable. Ces développements ont donné naissance à l’homologue est de Chenini “Nouvelle Chenini” (Ar : Chenini al Jadida), avec son motif urbain “nouveau”, ses styles de logement et ses bâtiments publics associés, y compris des écoles primaires, des bureaux de poste, des hôtels et des établissements de vente au détail accompagnants. Les vents du changement se sont également étendus aux maisons troglodytes. Zindi (2018) a fourni un compte rendu détaillé des transformations qui se sont produites au sein des Ghey’ran où certaines de ces structures ont été laissées vacantes, tandis que d’autres ont subi des modifications et des expansions en utilisant des matériaux provenant au-delà de la localité.

Le système Jessour a connu une transformation relativement meilleure par rapport à Nouvelle Chenini. Pendant les années 1990, il y a eu un changement dans le traitement des petits systèmes hydrauliques, qui ont commencé à être considérés au même titre que les plus grands dans une approche intégrée de gestion de l’eau mise en œuvre par l’administration. Cette approche visait à reconnaître et à capitaliser sur les connaissances traditionnelles, ainsi que sur l’expertise des universitaires, tout en tenant compte des caractéristiques uniques des différentes zones climatiques de la Tunisie.

Dans ce contexte, le système Jessour était apprécié non seulement pour sa capacité à soutenir l’agriculture pluviale mais aussi pour son rôle vital dans la préservation des eaux souterraines, la recharge des aquifères et comme mesure de contrôle des inondations et de lutte contre l’érosion éolienne, protégeant ainsi les infrastructures et les établissements en aval. De plus, il était apprécié pour fournir un habitat distinctif, dans un environnement difficile, pour la flore et la faune locales. Cela s’est manifesté physiquement dans les typologies réinventées du système comme suit :

  • Système Jessour construit selon la méthode traditionnelle avec la digue en terre et le renforcement en pierre naturelle, utilisant le travail manuel ou un hybride de travail manuel et de camions chargeurs.
  • Tabia mécanique : Typiquement exécuté par la Commission Régionale pour le Développement Agricole ou attribué à des entrepreneurs locaux, ces structures servent de barrages de contrôle des inondations et sont généralement laissées non cultivées. Cette construction de Tabia implique l’utilisation de paniers en gabion de pierre naturelle pour créer une cascade en escalier pour le Menfes, et les épaules des deux côtés. L’objectif principal de la conception ici est de minimiser le besoin de maintenance à court terme. Cependant, Bonvallot (1986) critique cette approche pour son manque de flexibilité par rapport aux barrages en terre, qui peuvent naturellement s’élargir en raison de l’érosion latérale de la pente.
  • Enfin, une réplique de Jessour pour les piémonts : construite en forme de L ou de C, généralement située dans des plaines à pente douce qui, profitant de la topographie plus douce de la plaine, sont plus longues, ont de plus grandes terrasses et ne sont pas aussi hautes que leur homologue en amont (1-1,5 m). Les agriculteurs optent pour la construction de ces Tawabi malgré le coût horaire élevé des camions chargeurs. Ils les préfèrent en raison de leur plus grande surface de culture et des bénéfices associés. Des subventions gouvernementales et des initiatives d’ONG locales incitent à cette typologie avec un projet communautaire de meilleures pratiques mis en œuvre sur 600 hectares dans la région de Hariza-Chaab Chenini en 2015.

Les typologies précédentes travaillent en harmonie, les Tabias mécaniques servant de garde-fou contre les inondations sévères dans les piémonts et réduisant ainsi les travaux de maintenance. De plus, lorsqu’elles sont combinées avec les structures hydrauliques plus grandes, elles créent le sentier régional de gestion de l’eau.

Pénurie, Incertitude et Place à l’Amélioration
Malgré les perspectives sombres des conditions climatiques futures, la surexploitation continue des ressources en eau profonde et les tendances migratoires en cours, qui contribuent toutes à une incertitude et une pénurie accrues (naturelles et construites), ces circonstances sont familières dans le sud de la Tunisie. Il est impératif de continuer à les percevoir comme des contraintes plutôt que comme des barrières qui nécessitent une réflexion, un raffinement et une optimisation supplémentaires du statu quo. Il est essentiel d’apporter des améliorations substantielles aux mécanismes de financement. Bien que des subventions gouvernementales soient disponibles pour la construction de Tabias, il est crucial de rationaliser la bureaucratie et d’étendre les prêts pour couvrir la maintenance. De plus, le processus devrait se concentrer sur le renforcement de sa collaboration horizontale et favoriser l’implication active de la société civile, des institutions de recherche et des universitaires individuels. Il devrait également s’inspirer de pratiques locales réussies, telles que la gestion participative des pâturages, pour promouvoir la pollinisation croisée des idées et des solutions.

L’expérience tunisienne exemplifie une qui n’a pas traité la connaissance indigène et traditionnelle de manière tokenistique ou folklorique et a gardé la communauté au cœur du processus. Une qui a initialement capitalisé sur la cohésion sociale, les coutumes et les réseaux au-delà de leur géographie locale et, au fur et à mesure de son développement, n’a pas “jeté le bébé avec l’eau du bain”, mais s’est appuyée sur les politiques existantes et l’hétérogénéité des organes administratifs pour atteindre un résultat similaire.

Conclusion
L’article souligne deux points clés.

Premièrement, il souligne que le processus de “pensée” de l’évolution de Jessour détient une promesse significative pour apporter des contributions substantielles à l’amélioration de la résilience climatique des zones urbaines dans les établissements contemporains de la région. Deuxièmement, il met en évidence que malgré la multitude d’approches et de concepts rapidement évolutifs, tels que les Villes Éponge, l’Infrastructure Verte (GI), les Systèmes de Drainage Urbain Durable (SuDs), les Solutions basées sur la Nature (NbS), et d’autres, qui proviennent principalement des royaumes de connaissances internationales, il est vital de ne pas se sentir submergé au point d’aversion ou excessivement captivé par ces termes. Au contraire, il souligne l’importance d’embrasser une perspective “globale” pour progressivement maintenir le “continuum”.

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